Un roman de filiation et de rupture
Avec Ibn, Asya Djoulaït signe un second roman à la fois intime et universel, publié en mars 2025 chez Grasset. Le titre, qui signifie « fils » en arabe, annonce une réflexion profonde sur l’héritage, la mémoire et la quête d’identité. Dans un style sobre et tendu, l’autrice explore le parcours d’Issa, un adolescent confronté à la mort de sa mère et à l’effondrement de ses repères familiaux. Déjà remarquée pour Noire précieuse, Djoulaït confirme ici une voix singulière, capable d’articuler les dimensions religieuses, sociales et existentielles du devenir adolescent dans une société fragmentée. « Écrire, c’est enterrer les silences », dit-elle — une phrase qui résonne comme la ligne directrice d’un roman où chaque geste devient signifiant, chaque absence, une présence à apprivoiser.
Une nuit de deuil comme passage initiatique
Le récit se déroule sur une seule nuit : celle où Issa, 15 ans, décide d’enterrer seul le corps de sa mère, refusant que celle-ci soit rapatriée en Algérie, loin du sol qu’elle habitait. Ce geste, à la fois transgressif et sacré, fait de lui un « ibn » dans tous les sens du terme : le fils, mais aussi l’héritier des gestes rituels et du récit familial. Ce huis clos nocturne, rythmé par les prières, les souvenirs et les ombres de la ville, évoque un passage initiatique entre enfance et âge adulte, solitude et mémoire. « Depuis ce soir, Issa est orphelin, mais jamais vide », écrit Djoulaït. L’adolescent apprend à faire de la mort une promesse, non une fin — un chemin vers la continuité invisible du lien.

Un style dépouillé, une langue habitée
La langue d’Ibn frappe par sa sobriété. Les phrases sont brèves, suspendues, souvent rythmées comme des versets. L’arabe surgit par fragments — mots de la prière, termes du rite — sans traduction, mais toujours intelligible par le contexte. Cette hybridité linguistique reflète l’identité flottante du héros, à la fois enraciné dans un héritage et déraciné de ses codes. Le roman multiplie les images olfactives et sonores (odeur de musc, crissement des draps, silence du cimetière) qui ancrent la narration dans un réel sensoriel. « Je voulais que la langue prenne le deuil au sérieux sans le figer », dit l’autrice. En cela, Ibn n’est pas un roman plaintif, mais un livre habité — à la fois dense et aérien.
Rites funéraires et résistance culturelle
En refusant l’inhumation officielle et le rapatriement, Issa s’oppose à un protocole qui nie l’intimité du deuil. Le roman interroge le devenir des traditions dans un monde normé, et la façon dont le rituel devient un acte de résistance. La cérémonie qu’il improvise, seul, dans une chambre transformée en sanctuaire, devient un espace de reconquête symbolique. Djoulaït montre que le corps ne peut être séparé de son contexte affectif et spirituel. « Ce n’est pas la terre d’origine qui compte, mais celle que le mort a aimée », affirme un imam dans le livre. En ce sens, Ibn rejoint les questionnements contemporains sur la justice funéraire, l’exil posthume, et la dignité des adieux dans les diasporas.
Une figure adolescente en tension
Issa, le protagoniste, incarne une jeunesse ni totalement intégrée, ni complètement étrangère. Il refuse les clichés du « jeune de banlieue », comme ceux de la piété figée. Il doute, il improvise, il agit — seul, mais non sans héritage. Son rapport à la foi est fait de contradictions et d’instincts, loin de tout dogme. Djoulaït ne propose pas de héros exemplaire, mais une figure en tension, qui apprend à assumer un rôle qu’il n’a pas choisi. Cette figure du « fils qui devient père sans l’avoir voulu » fait écho à d’autres récits initiatiques, de L’Étranger de Camus à L’Enfant éternel de Philippe Forest. Sauf qu’ici, le rite est religieux, et la violence, symbolique.
Une réception critique élogieuse
Dès sa sortie, Ibn a suscité l’enthousiasme de la presse littéraire. Le Monde des Livres salue « un roman tendu, d’une pudeur et d’une puissance rares ». Télérama parle d’« une nuit de solitude où la littérature devient prière ». Le roman figure déjà dans les sélections de plusieurs prix, dont le Médicis et le Prix France Télévisions. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses lectrices et lecteurs saluent la justesse du ton et la capacité de l’autrice à rendre visible un deuil souvent minoré : celui des enfants d’immigrés face aux traditions parentales. Ibn trouve ainsi une résonance forte dans une génération en quête de récits où identité, spiritualité et liberté dialoguent sans se nier.
Traductions, adaptations, avenir
Grasset a confirmé que des droits de traduction ont été vendus en anglais, arabe et allemand, et qu’une adaptation radiophonique est en projet pour France Culture. Asya Djoulaït, de son côté, envisage un prochain texte plus essayistique sur les rites de passage et les mémoires diasporiques. En attendant, Ibn s’impose comme un roman marquant de ce début d’année littéraire : une œuvre courte, dense, qui parle du deuil en creux, de l’héritage en mouvement, et du silence comme point de départ de toute parole. Pour reprendre les mots de l’autrice : « Tant qu’un fils se souvient, la mère ne meurt pas tout à fait. »
