“An Urban Allegory” : une collaboration entre Alice Rohrwacher et JR

Contexte et genèse de la collaboration

Lorsque la cinéaste italienne Alice Rohrwacher et l’artiste urbain JR ont entamé leurs premiers échanges, c’était le croisement de deux univers guidés par la quête d’humanité : le cinéma intime et la photographie monumentale. L’idée d’« An Urban Allegory » est née d’une résidence organisée à Naples en 2024, où JR avait déjà repéré les façades délabrées comme toiles potentielles, tandis que Rohrwacher s’imprégnait des récits des habitants. « Chaque mur raconte une histoire que nous n’avons pas encore comprise », confie JR, « et chaque plan de cinéma nous permet de la rendre vivante ». De son côté, Rohrwacher souligne : « Le film naît du silence des lieux, et de la parole des visages ». Ensemble, ils ont défini la ville comme un protagoniste à part entière, un personnage fait de pierres, de graffitis et de murmures. Cette alliance de mots et d’images vise à transcender la simple exposition pour devenir une fable urbaine, invitant le spectateur à déchiffrer sa propre cité.

Portraits d’une cité en mouvement

Au cœur de « An Urban Allegory », Naples devient un kaléidoscope de visages et de trajectoires. JR, fidèle à son esthétique du portrait XXL, a photographié les passants les plus ordinaires : livreurs de pizzas, adolescentes en Vespa, mères et grands-pères assis sur des escaliers colorés. Entre chaque cliché, Rohrwacher a filmé de courts monologues improvisés, où les habitants racontent leurs rêves et leurs peurs. « Je vois ma vie comme un film muet que je voudrais entendre », confie Salvatore, un facteur de 62 ans, dont le regard grave apparaît en plein centre d’un immeuble de quatre étages. Les images de JR envahissent l’espace public, tandis que la caméra de Rohrwacher glisse discrètement dans les ruelles, capturant le froissement d’une jupe ou le clin d’œil d’un enfant. L’effet est celui d’une chorégraphie spontanée où chaque individu devient témoin et acteur de sa ville.

Langage visuel et narratif

Le projet joue habilement avec les codes du documentaire, de la fiction et du street art. JR superpose ses collages photographiques en noir et blanc à des séquences en couleur filmées par Rohrwacher, créant un dialogue constant entre la permanence et l’éphémère. Le spectateur passe d’un plan fixe, magnifiant la texture d’un mur fissuré, à une plongée nerveuse dans les ruelles étroites, soutenue par la voix off de la cinéaste. « L’art de la rue est une poésie muette ; le cinéma, une poésie qui parle », explique Rohrwacher. À plusieurs reprises, l’image se fige pour laisser place à des citations de poètes méridionaux, inscrites en lettrines sur l’écran, comme autant de résonances avec l’histoire ancienne de la cité. La narration s’affranchit des temporalités strictes : passé et présent s’entrelacent, suggérant que chaque pierre porte en elle la mémoire de vies révolues.

Engagement social et dimension politique

Plus qu’un simple hommage esthétique, « An Urban Allegory » aborde les fractures sociales de Naples : exil économique, gentrification et résistance populaire. JR, connu pour ses actions militantes, a choisi de restituer les visages des « invisibles » dans des quartiers menacés par la spéculation immobilière. Rohrwacher, quant à elle, donne la parole aux associations de travailleurs, aux collectifs de défense d’enfants des rues, aux femmes battantes qui gèrent seules la famille. « L’art doit être au service des plus fragiles », affirme la réalisatrice, rappelant l’éthique du cinéma comme espace de reconnaissance. Les séquences documentaires montrent des réunions de quartier où l’on débat, crie, prend des décisions : une démocratie de la rue filmée sans filtre. À travers ce prisme, la collaboration se fait manifeste d’une solidarité créative et politique.

Esthétique et techniques artistiques

Sur le plan technique, JR a mobilisé ses bennes à colle et son spectaculaire appareil panoramique pour tirer des tirages géants, collés sur les façades en pleine nuit, sous l’œil attentif de Rohrwacher qui capturait chaque geste à la lueur des lampadaires. Les collages, parfois — comme dans le quartier de Forcella — dépassent vingt mètres de haut, investissant des tours entières. Parallèlement, la cinéaste a expérimenté des formats 4:3 contrastés, choisissant une profondeur de champ réduite pour conférer aux visages une intensité presque sacrée. L’éclairage naturel règne, ponctué par des flashes en contre-jour pour faire surgir les contours et les textures. « La nuit est une toile vierge où la lumière se révèle », note JR. Les raccords entre plan fixe et travelling sont dessinés avec la rigueur d’un maître du cinéma, créant un continuum visuel et sensitif.

Réception critique et retours du public

Présenté au Festival de Venise 2025 dans la section Orizzonti, « An Urban Allegory » a suscité des ovations et des débats passionnés. La critique italienne a salué l’audace formelle et l’engagement social : « Un film-manifeste où la beauté brute des portraits renverse les certitudes », écrivait La Repubblica. Les spectateurs ont, eux, souligné l’émotion brute qui se dégage des visages agrandis : « Je me suis vu dans la rue pour la première fois », confiait une jeune femme napolitaine. Plusieurs tables rondes ont suivi, réunissant sociologues, artistes et urbanistes pour réfléchir aux enjeux de l’art dans l’espace public. En parallèle, une exposition hors-les-murs présentant photographies et extraits du film a attiré plus de 50 000 visiteurs, confirmant l’attrait universel de ce dialogue créatif.

Perspectives et prolongements futurs

Forts de cette expérience, Alice Rohrwacher et JR projettent de renouveler leur collaboration dans d’autres métropoles méditerranéennes, de Marseille à Alexandrie. Un ouvrage bilingue, mêlant reproductions grand format et essais critiques, est en préparation pour l’automne 2025. L’équipe envisage aussi une version itinérante, où projections en plein air jouxteraient installations photographiques, favorisant l’appropriation de l’œuvre par chaque communauté. « Nous voulons que le film continue de vivre dans la rue, loin des salles obscures », conclut Rohrwacher. Quant à JR, il imagine déjà des collages interactifs intégrant la réalité augmentée, pour dérouler de nouvelles strates narratives. Ainsi, « An Urban Allegory » ne s’achève pas à l’écran : il s’expose et s’incarne, offrant à chacun le pouvoir de réinventer sa propre légende urbaine.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *