Un pari audacieux : adapter l’inadaptable
Adapter L’Étranger d’Albert Camus au cinéma constitue un défi que peu de cinéastes ont osé relever de front. En 2025, ce pari est relevé par le réalisateur franco-algérien Yacine Hamadi, dont la version contemporaine du roman, attendue pour l’automne, suscite déjà un vif débat. Depuis sa parution en 1942, L’Étranger s’est imposé comme un pilier de la littérature mondiale par sa sobriété narrative, son style sec et son personnage énigmatique, Meursault. « Camus ne décrit pas l’action, il la laisse résonner dans la conscience du lecteur. Traduire cette résonance en images est un exercice périlleux », souligne l’universitaire Catherine Lejeune. La réussite du projet dépend donc de sa capacité à conserver l’essence du roman — son absurdité, son étrangeté morale — sans l’alourdir d’effets ou de surinterprétations.
Yacine Hamadi : un regard postcolonial
Le choix de confier cette adaptation à Yacine Hamadi, cinéaste engagé né à Oran, n’est pas anodin. Celui-ci souhaite relire L’Étranger à la lumière des tensions postcoloniales encore vives entre la France et l’Algérie. « Il ne s’agit pas de trahir Camus, mais de le replacer dans un contexte plus lucide historiquement », déclare-t-il. Dans son film, Meursault est incarné par un acteur franco-algérien, et la fameuse scène du meurtre sur la plage, pivot du roman, devient un moment de trouble existentiel autant que de violence coloniale. Le film introduit également, en parallèle, le point de vue du frère de « l’Arabe » tué par Meursault — un personnage anonyme dans le roman, ici doté d’un nom et d’un récit. Cette relecture narrative ouvre la voie à un dialogue entre les silences du texte et les blessures de l’Histoire.

Fidélité au texte et liberté cinématographique
Le film de Hamadi ne cherche pas à coller littéralement au roman. Il s’autorise des ellipses, modifie certains dialogues et modernise les décors — Meursault vit désormais dans une banlieue méditerranéenne, sous un soleil toujours aussi accablant. Pourtant, certains choix restent fidèles à l’esprit du texte : la voix off intérieure, omniprésente, respecte la syntaxe sèche et hypnotique de Camus. « J’ai voulu conserver le rythme des phrases, leur étrangeté calme, leur refus de justification », explique le réalisateur. L’image, très épurée, alterne plans fixes et longues séquences contemplatives, dans un souci de sobriété formelle. Le film refuse la surenchère dramatique : Meursault reste un personnage opaque, ni monstre ni martyr, dont l’indifférence au monde est traitée avec une pudeur rare.
Un casting discret mais intense
Le rôle de Meursault est confié à Reda Kateb, dont le jeu minimaliste et introspectif offre une lecture convaincante de l’anti-héros camusien. Face à lui, Sabrina Ouazani interprète Marie avec une sensualité douce, tandis que Mohamed El Amine donne chair au frère de la victime, dans un contrepoint bouleversant. « Nous avons voulu des visages vrais, des regards lourds de silence », précise le directeur de casting. Aucun des acteurs ne surjoue : leur force réside dans les micro-expressions, les silences, les suspensions. Le film fait le pari d’un jeu intérieur, presque théâtral, qui laisse toute sa place à la pensée du spectateur. Comme l’écrivait Camus lui-même : « Il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu. »
Réactions critiques et débats philosophiques
Les premières projections du film à Berlin et à Alger ont suscité des réactions contrastées. Certains critiques saluent une adaptation « courageuse et poignante », d’autres dénoncent une « trahison idéologique » de l’œuvre originale. Le philosophe Mehdi Azizi voit dans ce film « une œuvre dialectique, qui dialogue avec Camus autant qu’elle le conteste ». D’autres, comme la critique littéraire Sophie Berneron, regrettent une lecture trop politique du roman : « Camus n’écrit pas sur le colonialisme, mais sur l’absurde. Politiser Meursault, c’est peut-être réduire son mystère. » Ces débats témoignent néanmoins d’un fait essentiel : L’Étranger continue de provoquer, d’interroger, de déranger. Le film, par ses choix assumés, relance ainsi une conversation nécessaire entre l’art, l’histoire et la mémoire.
Une adaptation comme pont générationnel
Au-delà de la fidélité au texte, le projet de Yacine Hamadi révèle une ambition plus large : réinscrire L’Étranger dans une lecture contemporaine, accessible à une jeunesse souvent éloignée des classiques. Le film sera accompagné d’un dispositif pédagogique dans les lycées français et algériens, en partenariat avec l’Institut Français et plusieurs centres culturels. Des projections-débats sont prévues dans plus de cinquante villes. « C’est une œuvre qui nous appartient à tous, et qui peut encore parler aux jeunes générations, à condition de leur tendre la main », explique Hamadi. Si l’adaptation divise, elle a le mérite de raviver un texte dont la portée universelle reste intacte. Et comme le disait Camus : « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre. » Le cinéma, ici, devient un vecteur de transmission, de friction et de sens.
