L’éveil artistique de Niki de Saint Phalle
Issue d’une famille aisée franco-américaine, Niki de Saint Phalle a très tôt défié les conventions en multipliant dessins, collages et performances choc. « J’ai compris que mon arme la plus puissante serait la couleur », confiait-elle dans ses mémoires, évoquant ses premières « Tirs » réalisés en 1961, où elle explosait des sculptures de plâtre à la carabine pour libérer des jets de peinture. Le biopic s’ouvre sur ces moments fondateurs, restituant la violence et l’ivresse créatrice qui ont forgé son langage plastique. À travers des séquences d’archives et de reconstitutions filmées, le scénario montre une jeune femme fragile, marquée par les traumatismes familiaux et l’ombre d’un père autoritaire, puis peu à peu conquérante, déterminée à imposer une esthétique joyeuse et subversive. Ce premier chapitre invite le spectateur à mesurer l’ampleur de sa rébellion intime et artistique, avant même que ne se dessine la silhouette mythique de la « femme canon ».
Le processus de réalisation du biopic
Porté par la réalisatrice Valérie Müller, déjà saluée pour ses portraits de figures féminines fortes, « Niki » a été conçu après cinq années de recherche documentaire et d’entretiens avec les héritiers de l’artiste, ses collaborateurs et ses proches. « Il nous fallait embrasser la complexité de son être, sans édulcorer ni héroïser », explique Müller dans le dossier de presse. Le tournage, qui s’est étalé sur trois mois entre Paris, Nice et le jardin des Tarots en Toscane, a mis en scène plus de cent comédiens et figurants, ainsi que la construction de répliques grandeur nature des Nanas monumentales. Chaque plan a bénéficié d’une scénographie minutieuse — des ateliers d’espaces libérés aux ruelles colorées de Vallauris — pour évoquer le bouillonnement créatif de l’après-guerre. Les archives inédites, intégrées via un savant montage alterné, donnent à voir la main de Niki à l’œuvre, entre gestes rapides et fins détails gravés, rendant palpable la tension entre spontanéité et rigueur technique.

Interprétation et incarnation du personnage
Le rôle-titre a été confié à l’actrice suédoise Liv Andersson, dont la performance physique et émotionnelle constitue le cœur battant du film. Pour se transformer en Niki, Andersson a étudié des heures d’interviews filmées et appris le maniement du pistolet à peinture. « J’ai voulu entrer dans sa peau, ressentir ses doutes et sa soif d’absolu », confie-t-elle avant la projection cannoise. Ses traits se métamorphosent progressivement — cheveux bruns balayés, regards flamboyants, rires francs — jusqu’à incarner la créatrice des Nanas, ces silhouettes rondes et dynamiques. La relation avec Vincent Dubois, dans le rôle de Jean Tinguely, est campée avec une justesse fragile, explorant les tensions amoureuses et artistiques du couple. Les scènes intimes et les moments de création collective sont filmés au plus près, filmant la sueur, la peinture qui gicle et les éclats de rire, pour évoquer la dimension collaborative et profondément humaine de son œuvre.
Le festival de Cannes : une scène symbolique
La sélection officielle de « Niki » à Cannes 2025 marque une reconnaissance majeure pour un film consacré à une artiste plasticienne. Présenté hors compétition, il a bénéficié d’une montée des marches particulièrement attendue, où la réalisatrice et l’actrice principale ont rendu hommage à Niki en arborant des tenues flamboyantes aux couleurs primaires, clin d’œil évident aux Nanas. « Cannes est le grand public qui découvre l’inattendu », soulignait Thierry Frémaux lors de la conférence de presse, saluant l’audace du projet. La projection au Grand Théâtre Lumière a été suivie d’une standing ovation de plusieurs minutes, traduisant l’émotion suscitée par la trajectoire de cette femme qui a fait de sa vie une œuvre d’art. Les journalistes internationaux ont mis en avant l’originalité du sujet et la force visuelle du film, soulignant combien cette figure artistique, longtemps reléguée au second plan, trouvait enfin sa place sur la Croisette.
Thématiques majeures explorées
Au-delà du simple portrait, le biopic s’attache à trois grandes thématiques : la liberté corporelle, la sororité et le lien avec la nature. Les séquences consacrées aux Tirs et aux Nanas deviennent des métaphores d’émancipation féminine et de célébration énergétique du corps. « Chaque Nana est un cri de joie face à l’oppression », écrit la critique d’art Sophie Marceau dans le catalogue de l’exposition parisienne de 2023 ; cette phrase résonne dans le film, illustrée par des scènes où des femmes de tous âges dansent autour des sculptures. Le lien à la matière, qu’il s’agisse de polyester, de métal ou de céramique, est filmé comme une écriture tactile : gros plans sur les mains enduites de peinture, souffle du feu dans les ateliers de fonderie, nuages de poussière colorée. Enfin, le jardin des Tarots en Toscane est présenté comme un sanctuaire où Niki puise une énergie cosmique, rassemblant art et spiritualité dans un grand manifeste ludique.
Style visuel et bande sonore
La dimension sensorielle du film repose sur une photographie saturée, signée Émile Laurent, qui restitue l’éclat des pigments et la texture des matériaux. Les éclairages chauds, proches du théâtre, mettent en valeur les formes tourbillonnantes des œuvres tandis que les arrière-plans jouent sur des contrastes audacieux. La bande sonore, co-composée par la musicienne franco-suisse Clara Benoît, mêle percussions organiques, accords de cuivres et extraits de chansons pop des années 1960, créant un kaléidoscope auditif en harmonie avec l’univers coloré de Saint Phalle. Certaines séquences font la part belle aux silences, soulignant le travail minutieux de la créatrice. « Le son et la couleur sont indissociables », explique Benoît ; cette conviction transparaît dans le montage qui alterne séquences musicales et bruitages d’atelier, pour immerger le spectateur dans la pulsation même du geste artistique.
Résonances et héritage de Saint Phalle
« Niki » ne se contente pas de retracer une vie ; il réactive aujourd’hui l’influence sociétale de Niki de Saint Phalle, en soulignant son rôle de pionnière du féminisme artistique et de l’art participatif. Le film se conclut sur des images d’archives contemporaines : fresques urbaines inspirées des Nanas, collectifs d’artistes femmes – preuves vivantes de l’empreinte de sa vision. Dans une dernière séquence, Liv Andersson s’adresse directement à la caméra, reprenant les mots de la créatrice : « Si mon œuvre fait rire et réfléchir, je n’ai pas vécu pour rien ». Cette adresse brise le quatrième mur et invite chaque spectateur à devenir créateur de sens. En sortant de la salle, la question demeure : comment continuer, à notre manière, à colorer le monde ?
